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Ne m'en veux pas
Nouvelle en 4 épisodes publiée dans le magazine de jazz Tempo au cours de l'année 2006
http://www.crjbourgogne.org/pdf/chantiers/t17%20nouvelle.pdf
NE M'EN VEUX PAS
(1)Bagnolet. 17 avril 1975.
Le téléphone m'avait fait sursauter. C'était mon père.
- "Dis donc, Samuel, je te réveille ou quoi ? Tu ne devrais pas être sur le point de partir au lycée pour retrouver tes ouailles…!? Je te rappelle que vous venez dîner à la maison ce soir. Ta mère a préparé une potée pour Lola, je sais qu'elle en raffole…"
La nuit avait été courte. Trois ou quatre heures, tout au plus. Je jetai deux aspirines dans le fond de mon bol en les priant mollement de me refiler un peu de leur effervescence. Leur bouillonnement diffus rappelait les cymbales de Phil quand il ponctuait un morceau. Mais dans mon crâne, j'entendais surtout la grosse-caisse. Quelle idée m'avait pris de picoler ! J'aurais dû faire comme d'habitude : ranger mon sax et ma clarinette juste après le concert, boire un verre au bar, et tirer ma révérence. Seulement voilà, Phil et Manu ne l'ont pas entendu de cette oreille !
- "Tu plaisantes !? On n'a jamais joué comme ce soir, ça se fête… Tu sais, Sam, faut vraiment qu'on discute. Des saxophonistes de ta trempe, y'en a pas deux sur la place de Paris. Il est temps de lâcher ton boulot de prof. Ton lycée minable peut bien se passer de toi. Pas nous !"
Ce n'était pas la première fois que Manu cherchait à me convaincre d'abandonner mon job pour le jazz. Rien que le jazz. Je renonçais toujours devant cette perspective, en chargeant un peu Lola. Pauvre chérie, si elle m'entendait parfois…!
- "Putain, mais elle est folle de toi, ça crève les yeux. Elle ne rate jamais un seul concert. Parle-lui et vous finirez par tomber d'accord. T'as le feu sacré, mec…
Dans le fond, je n'étais pas prêt pour le grand saut. Ou plutôt, je n'en avais pas envie. Ce feu sacré dont parlait Manu commençait à me chauffer les oreilles. Assez de ces conneries ! Si je l'avais possédé, mon adorable vestale aurait été bien inspirée de l'entretenir. Or, elle et moi savions qu'il n'en était rien. Dans la presse, les comparaisons appuyées avec Coltrane, au lieu de me flatter, me blessaient profondément. Je n'avais pas son génie. J'avais juste adopté son style. De sublimes mélodies en spirale que je répétais à l'infini, sans jamais me les approprier. Epigone falot de ce fantôme adoré et abhorré, passé depuis longtemps à autre chose.
Les aspirines n'avaient eu aucun effet immédiat. Vite, un coup d'œil dans le miroir : gueule allongée et teint bilieux. Hum…, je ressemblais à mon sax ! L'horloge marquait 8h20. Pas le temps de prendre une douche. Dans dix minutes, je gloserai sur les Poilus de la Grande Guerre devant un parterre de pacifistes imberbes à demi ensommeillés. Alors que j'empoignais ma veste, pliée sur le dossier de la chaise, je vis que Lola avait inscrit un petit mot sur l'ardoise, au-dessus du frigo :
"Nouvelle chose : achète une bouteille de Pomerol pour ton père et une boîte d'aspirine…pour ta mère! (sic). Tendrement. Lola."
Je souris en pensant aux déferlements logorrhéiques qui m'attendaient. Dire que ma mère est corse ! À croire qu'elle est investie d'une mission : représenter ses petites frangines insulaires, habituellement peu caquetantes, et parler en leur nom. À toutes. Cette évocation, ajoutée à mon état fébrile, me remua les tripes. Ainsi allait ma vie : Lola, mes parents, les cours d'Histoire, le jazz... Rien de très excitant, mais cet équilibre me permettait de contrôler mes émotions. Je vivais désormais retranché dans une résignation sereine. Mes espoirs adolescents de devenir virtuose du sax étaient enterrés.
***
(2)La soirée avait été un calvaire. Pendant que ma mère dégoisait ses sempiternels lamentos sur notre avenir, j'imaginais le Christ exténué, traînant désespérément sa croix vers le Golgotha.
- "Il est temps maintenant de vous marier et d'avoir des enfants. D'être responsables. Et toi, Samuel, oublie un peu cette maudite trompette…"
- "Ce n'est pas une trompette, maman…"
Mon père m'avait lancé un regard complice, qui semblait me dire : "Ne lui en veux pas, va ! Tu sais comment elle est. Elle s'inquiète pour toi et envisage toujours le pire. Surtout, ne lâche rien, fiston. Promets-le moi…". Il connaissait bien la musique. Avant de rejoindre la métropole à la fin des années 30, il avait joué avec son oncle dans un orchestre de biguine, à Saint-Pierre en Martinique. Passé quelques bals à Paris, ma mère avait mis le grappin sur le jeune musicien noir, en le priant instamment de l'épouser, de lui faire un enfant et de ranger sa "trompette". Celle-ci dormira quinze ans dans son étui…
Lola sifflotait un air de Duke dans la salle de bain. Love you madly, je crois. J'avais promis de l'accompagner du côté de la rue Rambuteau, avant de rejoindre Phil et Manu au Caveau des Délices à Saint-Germain. Elle s'était mise dans le crâne de dégoter une robe pour nos dix ans de vie commune. Dix ans déjà …!
Un jour, Manu avait lâché :
- "Alors tes noces de cacahuètes, ça se prépare...?"
- "Ferme-la, vieux. Toi, la seule que t'aies jamais étreint, c'est ta contrebasse".
Il avait été piqué au vif. Je m'en étais voulu de l'avoir ainsi renvoyé dans les cordes, mais parfois sa désinvolture un peu gauche m'exaspérait. Faut dire aussi qu'à ce moment-là, j'avais déjà les nerfs fragiles…
L'arrivée de Lola au Caveau ne passa pas inaperçue. Sa nouvelle robe en taffetas, d'un joli gris cendré, mettait en valeur ses yeux clairs. Pour tuer le temps, Phil joua les Don Juan de pacotille, en feignant de lui faire du gringue. Et bizarrement, ce petit jeu anodin eut le don de m'agacer. "Mais qu'est-ce qu'il fout encore, ce Manu…? Tant pis, on commence sans lui".
Lola s'était discrètement éclipsée pour nous laisser répéter. Assise au fond de la salle, elle relisait les Amours jaunes de Tristan Corbière. Quand Phil et moi avons entrepris de reprendre Jump Monk de Mingus, c'est à peine si elle a relevé la tête. Déjà abîmée dans sa lecture. C'est à cet instant que j'ai noté la présence de deux types qui sirotaient une bière à côté d'elle. Jamais vu ces tronches…!
- "Désolé pour le retard les gars, mais j'ai eu un petit problème de bagnole"
Manu ne s'embarrassait plus d'excuses inspirées. Il avait épuisé toutes ses réserves et se contentait maintenant d'une panne bidon ou d'une visite imaginaire à l'hôpital. En sortant sa contrebasse, qui le dépassait d'au moins deux têtes, il se pencha vers moi :
- "C'est qui ces deux gus qui causent avec Lola ?"
- "Occupe-toi de tes oignons, tu veux…!?"
- "Qu'est-ce qui t'arrive, Sam ? T'as l'air bizarre ?"
La salle s'était garnie en quelques minutes. Le concert allait bientôt commencer. D'où j'étais, je distinguais à peine Lola. Juste le dos dégoulinant de graisse d'un de ces types. Je sentis alors les palpitations frénétiques d'une petite veine saillante sous ma tempe…Manu attaqua le premier morceau à la contrebasse. C'était une de mes compositions personnelles, intitulée Trajectoire. Une entrée en matière très cool, dans laquelle j'imitais vaguement le style relâché de Lester Young. Tête renversée et yeux fermés, Phil imprimait un tempo lent et délicat. Plus de Lola à l'horizon…Il fallait que je me déplace…
***
(3)J'égrenais un long cortège de notes chaudes et resserrées qui décrivaient des arabesques…Le front recueilli sur son manche, Manu caressait les cordes…Je continuais d'arpenter la scène tout en fouillant la salle du regard pour l'apercevoir…Il faisait une chaleur épouvantable et cette petite veine gonflée, au bord de mon oreille, commençait vraiment à m'inquiéter…
Notre jeu était devenu aérien. C'était l'instant chéri où la ligne mélodique s'étire avec la grâce voluptueuse d'un chat puis disparaît lentement sous de subtils glacis sonores. Les couleurs alors se confondent puis s'aspirent entre elles, évanescentes, comme si elles se vidaient de leur propre substance…Nous étions tous trois en état d'apesanteur, au bord de la rupture, zébrant çà et là nos silences de quelques notes elliptiques …J'aperçus soudain sa chevelure brune…!
Phil plaqua un roulement fulminant. Je déchirai l'air en griffant la note d'un coup de bec rageur puis crachai nerveusement dans mon sax. La trogne grimaçante du gras-double s'était rapprochée de Lola. Ne lâche rien fiston, surtout ne lâche rien !…Je répondais aux coups de boutoir des percus en mordant, broyant, tordant chacune des notes, ma tête s'embrumait, mon cœur boitait. Ne pas lâcher…!!! Il accéléra le rythme, je m'agrippai…Des mains couraient sur le dos de Lola, un groin ignoble sur son cou. Allez, va-t'en maintenant, va-t'en…Manu avait lâché l'affaire. Il n'y avait plus que Phil et moi. Et cette sale gueule édentée qui riait à tout rompre. Va-t'en, merde !…La batterie gicla, elle l'avait giflé. Je jetai mes dernières forces dans la bataille…Lola pleurait, j'étais seul, je vomissais toutes mes tripes et torturais la phrase, les notes brûlaient, se brisaient, crissaient, geignaient, je suais, non je saignais !, va-t'en Lola, VA-T'EN…!!!!
La robe grise gisait sur le parquet, au pied du lit. Lola dormait à poings fermés, blottie contre mon épaule, le bras jeté sur mon torse. Son petit sifflement régulier rythmait mon insomnie. J'aurais peut-être dû faire comme elle : avaler quatre ou cinq cachetons et puis, dormir. Sa peau, d'un blanc laiteux, tranchait nettement avec la mienne. Je l'observais dans son sommeil : sa chute de reins, sa croupe généreuse, son sein écrasé contre ma poitrine, son nez légèrement retroussé…
Ils m'avaient bien rudoyé, tout de même ! Heureusement que Manolito, le videur du Caveau, était intervenu à temps car ils auraient eu vite fait de m'écharper. C'était la seconde fois seulement que je me battais. La première, je devais avoir dix ou onze ans. Cela se passait dans un square à Pantin. Un ballon était venu mourir entre mes jambes. J'avais mis le pied dessus et demandé à intégrer une des équipes. Mais une brute un peu dodue, le caïd du groupe sans doute, était sortie des rangs pour m'invectiver :
- "Tire-toi, on veut pas d'noir avec nous!"
Mon sang n'avait fait qu'un tour. Je m'étais rué sur ce colosse pantelant et boursouflé, pour lui décocher une gauche, mais ses copains lui avaient prêté main-forte et m'avaient roué de coups. Après cet épisode, je me suis cloîtré chez moi. Et c'est là que j'ai découvert ce fameux étui noir, niché au fond d'un vieux buffet…
- " Tu ne dors pas, Sam…?"
Les yeux bleus de Lola étaient posés sur moi. Un sillon d'inquiétude creusait son front. J'étais meurtri, elle le savait.
- "Tu en fais trop, mon chéri. Ton boulot, le jazz…Il faut que tu lèves le pied pendant quelques mois."
Je passai ma main derrière la tête en fixant le plafond et respirai longuement. Lola m'avait tout raconté dans les moindres détails. Rien de ce que j'avais vu, ou cru voir, n'était réel.
***
(4)Ces deux types étaient de banals représentants en vins qui avaient échoué par hasard au Caveau des Délices. N'étant ni spécialistes ni amateurs de jazz, ils avaient demandé quelques conseils éclairés à la jeune femme assise auprès d'eux, qui n'avait d'yeux que pour le saxophoniste. Malicieuse, elle leur avait confié que j'étais un musicien hors pair, doublé d'un amant exceptionnel. Et leur discussion en était restée là. Jamais ils ne l'avaient lutinée…!
Vers quelle région obscure mon esprit s'était-il donc égaré ? Et pourquoi…? Lola se pelotonnait contre moi. Silencieuse. Elle avait sans doute cherché en vain des mots pour me réconforter et n'avait trouvé pour unique réponse que cette étreinte fiévreuse et muette. Mon regard restait accroché au lustre. Le moindre mouvement m'effrayait. J'étais transi de peur. Il y avait comme un immense vertige en moi, un vide terrifiant, un trou noir que je venais de traverser sans l'avoir jamais exploré. J'avais le sentiment de me noyer dans ma propre folie. De partir à la dérive. Comme si ma vie ne tenait plus qu'à ces deux bras frêles. Cordon fragile. Je me dégageai et me levai du lit pour griller une clope…
4 h du matin. La salle à manger. Un vieux paquet de Gauloises, mis au rancart deux ans auparavant, traînait encore dans le tiroir de la commode. Il ne restait plus qu'une cigarette à l'intérieur. En décidant un jour d'arrêter de fumer, je m'étais lancé le défi d'en garder une. Une seule. Je savais le sevrage si difficile qu'il me fallait affronter mes propres démons plutôt que de refuser le combat en les ignorant. Depuis deux ans, je passais devant cette commode en narguant celle que j'appelais "ma cigarette du condamné".
Don't blame me de Charlie Parker microsillonnait maintenant dans le noir. La nuit était fraîche. Le tabac, sec. Mes jambes flageolaient et la tête me tournait légèrement. Au loin, on entendait le ronronnement des voitures sur le périph'. Ma cigarette du condamné…! Et si cette prédiction se vérifiait ? Si cette mauvaise blague se retournait contre moi ? Je me penchai au balcon pour regarder la rangée de platanes tout en bas. Coincée entre mes doigts, ma clope se consumait. Ses volutes, balayées par un vent léger, semblaient figurer les ornementations du Bird au sax. Lentement, je desserrai l'étau. Ma dernière Gauloise dévalait les sept étages. J'accompagnais du regard sa chute, étincelante et discrète. Insensible. J'imaginais ce vide sans vertige, ce chant du cygne icarien, ce bonheur ultime de l'improvisation…J'aurais tellement voulu sauter de ce foutu balcon et m'envoler avec l'Oiseau pour jouer avec lui la partition de la mort. Il m'aurait dit : "tiens bien la note, petit, tiens-là à l'infini"…
Je m'écroulai sur la balustrade en pleurant. La musique s'était arrêtée. Ne restait plus que ce silence épais qui m'enveloppait et ce corps exsangue, sans forces, qu'il me fallait traîner. Un doigt fureta le long de ma tempe à la recherche d'un indice…Rien ! J'étouffai un cri en serrant les dents. Lola, le jazz, les cours, ma mère…Des images en pagaille se bousculaient dans ma tête. D'un bond, je me redressai et filai droit vers la cuisine. Je pris l'ardoise, accrochée au mur, et l'effaçai avec un vieux torchon. Une craie à la main, je notai : "Ne m'en veux pas".
Par la porte entrebaîllée, je voyais Lola qui dormait d'un sommeil profond. L'idée de la voir souffrir m'était vraiment insupportable. Dix ans déjà…! Je la regardai une dernière fois, le doigt sur l'interrupteur. "Ne m'en veux pas, Lola". Le pas à l'abandon, je traversai la chambre noire et me glissai près d'elle sous les draps.
Mikaël HERVIAUX
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