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  MIKAËL HERVIAUX Journaliste, auteur et traducteur 

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Sueurs froides

Hors-Série Passion Polar, nov. 2006.  
 
1 - ITW Claude Chabrol 
2 - ITW François Guérif (Rivages/Noir) 
 
INTERWIEW - Le réalisateur Claude Chabrol, 76 ans, revient sur son œuvre "polaroïde" 
 
 
CHABROL, LE DIABOLIQUE 
 
Ses phrases recueillent presque toujours en fin de course un rire goguenard rehaussé d'un petit coup d'œil en coin. Complice. Jamais avare d'une vacherie un peu saignante, le facétieux Claude Chabrol dissimule parfois pourtant, sous son air bonhomme, un regard assez noir sur la société. Noir comme le Polar.  
 
Propos recueillis par MIKAËL HERVIAUX 
 
Paris-..Un demi-siècle déjà que sa caméra drague les tréfonds de l'âme humaine. Que cherche-t-il dans ces zones obscures et troubles ? Une forme de vérité, peut-être. Le frisson, sans doute. Une chose est sûre : si le plus "sombre" des réalisateurs français revendique l'influence que le polar a exercée sur son œuvre, nul ne peut nier qu'il le lui a bien rendu, en signant notamment d'excellentes adaptations cinématographiques (Manchette, Ruth Rendell, Simenon…). Rencontre avec un polarophile de tout premier choix : Monsieur CHABROL !  
 
Centre-France : À quand remonte votre passion pour le polar ? 
Claude Chabrol : De mon enfance en Creuse, pendant la guerre. Mais les premiers polars que j'ai lus, ce sont : l'Arrestation d'Arsène Lupin, et surtout L'affaire Manderson de E.C Bentley, un classique en Angleterre. Ce dernier a tout déclenché. Je n'ai eu de cesse ensuite de rechercher des romans policiers. Lorsque je suis rentré à Paris, j'ai commencé à constituer une énorme collection de polars. J'avais d'ailleurs mis en place un réseau ultra complexe de vente et d'achat de livres. Et puis est arrivée la Série Noire. Je connaissais déjà un peu le roman "hard-boiled" puisque je m'étais procuré Le Faucon de Malte de Dashiell Hammett, que Gallimard avait sorti avant la guerre dans la Collection Le Scarabée D'Or. 
C-F : Il y a peu de Français dans la collection du jeune "polarophage" que vous étiez ! 
C.C C'est justement après-guerre que je me suis dit qu'en France aussi, il devait bien se trouver quelque plume intéressante. J'ai commencé avec Simenon, et pendant plusieurs années, je n'ai fait que lire. Je me levais à cinq heures du matin et dévorais deux ou trois polars par jour. À cette époque, je me souviens qu'un certain nombre d'auteurs français avaient un nom d'emprunt à consonance américaine, comme Léo Mallet et son pseudo Franck Harding. 
C-F : Ou bien Boris Vian déguisé en Vernon Sullivan 
C.C : Oui, mais là, c'était pour écrire ses cochonneries. Je me souviens qu'il m'avait : "je viens d'écrire un roman cochon, mais attends un an ou deux avant de le lire. Tu es encore trop jeune."(rires).: Je menais alors une vie de patachon, et je traînais beaucoup à Saint-Germain. C'est là que j'ai rencontré Vian, mais aussi le brave Robert Scipion qui m'initiait aux mots croisés. Il a d'ailleurs écrit un policier formidable dans lequel chaque chapitre était le pastiche d'un écrivain célèbre : "Prête-moi ta plume" (ndlr : publié chez Gallimard en 1945). Malheureusement, il n'a pas été réédité et tout le monde l'a oublié.  
: "Manchette est une vraie perte pour le polar français" 
C-F : Le polar étant très bigarré, quel genre affectionniez-vous le plus ? Le roman à suspense, à énigme…? 
C.C : Le polar est effectivement un genre très large. Presque tous les livres d'ailleurs sont des polars, sauf certains policiers (rires). Les bons partent tous de la nature humaine, considérée dans des conditions extrêmes. C'est pour cela que ça m'intéressait tellement… Pour moi, cela n'a rien de morbide. C'est au contraire une façon ludique de présenter des choses assez graves.  
C-F : On vous sent plus proche du noir que du roman à énigme, façon Agatha Christie.  
C.C : Disons qu' il faut que l'énigme signifie quelque chose. Si ce n'est qu'un jeu, l'intérêt est moindre. Je suis en revanche fasciné par les Hammett ou les Chandler. Le personnage de l'assassin dans la Dame du Lac, par exemple, est absolument bouleversant. . Mais j'apprécie aussi les polars politiques… 
C-F : le néo-polar donc… 
C.C : Oui, en France, il est évident que le polar politique est né avec Manchette. Que ce soit dans la littérature ou dans le cinéma, il y a chez nous très peu d'allusions politiques, contrairement aux Etats-Unis. Néanmoins, on commence à voir des auteurs qui se spécialisent avec talent dans le domaine : Dominique Manotti ou même Oppel, à qui j'ai rendu un petit hommage dans L'Ivresse du pouvoir.  
C-F : Vous avez adapté très fidèlement Nada, le célèbre roman de Manchette. Quel souvenir en gardez-vous ? 
C.C : Je me souviens surtout d'avoir pris conscience à ce moment-là que les gouvernements étaient mesquins, cons et ridicules. (rires). C'est un film d'une méchanceté incroyable, plus violent encore que le roman lui-même. Quand on voit en effet un type tirer à bout portant sur un moribond, l'effet n'est pas le même qu'en le lisant. On s'était partagé le boulot avec Manchette pour le scénario. Il avait d'ailleurs modifié beaucoup plus de choses que moi. Lui aussi, c'est une vraie perte pour le polar français.  
"J'aimerais faire un Maigret avec Depardieu" 
C-F : Le problème du polar n'est-il parfois de trop privilégier l'intrigue au détriment du style ? 
C.C : Exactement ! L'intrigue a son importance, mais si les personnages, l'atmosphère ou le style sont forts, ils peuvent très bien lui damer le pion. Néanmoins, il existe de vrais stylistes tels que Manchette ou Pascal Dessaint. Mais ce qui frappe, à l'heure actuelle, c'est que bon nombre de critiques ont des goûts de cochon (rires). Si bien que des auteurs très mauvais finissent par avoir du succès. Je ne parle pas de Fred Vargas, pour qui j'ai de l'estime, mais d'écrivains complètement nuls comme Mary Higgins Clark ou Patricia Cornwell. Pour comparer des genres à peu près semblables, ça me navre de constater que M-H Clark est en tête des ventes, alors que Ruth Rendell n'est même pas dans les vingt premières. ((Ndlr : Chabrol a adapté deux de ses livres pour le cinéma : La cérémonie et La demoiselle d'honneur) .  
C-F : Vous avez également porté Simenon à l'écran. N'était-ce pas une entreprise ardue ? 
C.C : L'adaptation en soi n'est pas difficile. La vraie gageure, c'est de rester fidèle au livre. Chez Simenon, ce sont les évènements qui peu à peu font les personnages. J'ai réalisé Les fantômes du Chapelier et puis Betty, avec Nadine Trintignant, même si ce dernier qui est sorti après la mort de Georges n'est pas un polar…Simenon disait toujours qu'il n'allait pas voir les films, mais c'est faux. Je sais qu'il a vu Les Fantômes du chapelier. Seulement, il s'était essayé une fois à la réalisation et son film était tellement mauvais qu'il n'est jamais sorti...! D'ailleurs, en passant, l'idée de tourner un Maigret commence à faire son chemin dans ma tête. Et j'aimerais bien que Depardieu l'interprète !  
C.F : Le duo Boileau-Narcejac est justement un exemple de ce lien très fort entre cinéma et littérature 
C.C : Ils ont su fabriquer des œuvres intelligentes qui, si elles n'étaient pas des polars à part entière, s'appuyaient sur le suspense. Il y avait toujours chez eux un twist final vraiment astucieux. J'aimais bien ces auteurs, en dépit de leurs piètres qualités stylistiques. Au départ, Hitchcock voulait acquérir les droits de Celle qui n'est plus, adapté finalement par Clouzot sous le titre les Diaboliques. Ils ont donc écrit D'entre les morts spécialement pour lui. De là est né le célèbre film : Sueurs froides (Vertigo). Hitchcock a néanmoins remanié le scénario de façon très intelligente et très compliqué. Tellement compliqué que beaucoup de gens ne l'ont toujours pas compris. Kim Novack joue bien deux rôles et non pas un seul. J'ai l'impression que même les spectateurs ont été pris dans le "vertige"… 
C-C Vous semblez apprécier les auteurs féminins ? 
 
C.C : Les Anglaises, essentiellement. En Angleterre, il y a une vraie tradition qui commence avec Agatha Christie. D'ailleurs, le vrai coup de tonnerre vient avec l'un de ses premiers romans : Le meurtre de Roger Ackroyd. À partir de là, il y a eu toute une série de femmes à se lancer dans le polar avec plus ou moins de succès.  
C-F : En-dehors du cinéma, le polar n'a pas vraiment contaminé les autres arts… 
C.C : Ce n'est pas tout à fait exact. En peinture, par exemple, vous avez un tableau de Magritte qui s'appelle L'Assassin menacé et qui est une parodie des Ménines de Vélasquez.  
C-F : Et il y aussi la chanson noire et réaliste des années 20' 
C.C : C'est vrai ! Carco ou Mac Orlan étaient tous deux très proches du polar. Seulement, la chanson des années 20 s'inspire du fait divers, pas du roman policier. De toute façon, le polar s'appuie lui-même sur les faits divers... Mon prochain film, La Fille coupée en deux, est également adapté d'un drame qui a eu lieu au début du siècle à New-York. Il a déjà fait l'objet d'un film de Richard Fleisher : La Fille sur la balançoire, avec Ray Milland et Joan Collins (ndlr : sorti en 1955). Seulement, pour moi, ce drame n'est que le prétexte à un film. 
C-F : Violette Nozières aussi était un fait divers. Etait-ce une adaptation du livre de Jean-Marie Fitère ? 
C.C : Nous avons travaillé à partir de ce livre, mais ce n'était qu'une compilation de données. Il a donc fallu construire un scénario. 
C-F : Et là commence votre collaboration avec Isabelle Huppert… 
C.C : Je ne l'ai pas regretté car on a bien travaillé ensemble depuis lors. Nous en sommes aujourd'hui à notre septième film.` 
C-F : Avec ce côté mystérieux, cette beauté froide, Huppert est parfaite pour le polar 
C.C : Tout à fait ! Elle a cette opacité dans le regard qui dérange. Mais Isabelle est également intéressante comme victime parce que quelque chose peut finir par passer dans ce regard. Ce qui n'est pas le cas d'une Barbara Stanwyck qui, bien qu'étant une actrice admirable, a un œil perpétuellement calculateur. Elle ne pouvait pas jouer le rôle de victime. Lino Ventura aussi avait un regard intéressant.  
C-F : Vous n'avez jamais tourné avec Lino…!? 
C.C : Non et c'est bien dommage, car c'était un type adorable, extrêmement humble. On a eu des projets ensemble, mais ça ne s'est jamais fait. Pas plus qu'avec Gérard (Depardieu). Dans les années 60, je voulais adapter Eaux profondes de Patricia Highsmith. C'était l'histoire d'un type qui assassine les amants de sa femme. Finalement Michel Deville a fini par le tourner avec Trintignant et Isabelle (Huppert): À l'époque, j'avais proposé le rôle du mari à Lino, mais il m'avait répondu : "Non, Claude, tu comprends.: si je joue le cocu ou l'assassin, le public n'y croira pas !" (rires) ) 
Les séries policières en France ou le tout à l'ego 
C-F : Parlez-nous un peu de l'Inspecteur Lavardin avec Poiret 
C.C : Le premier film, Poulet au vinaigre, est une adaptation d'un livre de Dominique Roulet, intitulé Une mort en trop. J'ai voulu changer son flic grognon en une espèce de zygomar. Ma première idée pour Lavardin était Michel Blanc. Comme je désirais tourner depuis longtemps avec Poiret, je lui ai proposé le rôle du docteur fou. Michel Blanc n'étant finalement pas disponible, Poiret a insisté pour interpréter le flic. Et là, dès la première scène, on a vu qu'il se passait quelque chose, qu'il s'était emparé du personnage. Si bien qu'à la fin du film, qui à l'origine n'appelait pas une suite, on avait vraiment envie d'en savoir plus sur ce personnage. Seule la mort de Jean (Poiret) a mis un terme à cette série, car nous pouvions continuer longtemps encore. Un cinquième téléfilm était d'ailleurs prévu. Il devait se dérouler en Anjou et s'intituler, tenez-vous bien : Les vignes du saigneur ! Je pense que ça aurait fait un bon film, bien meilleur en tout cas que Le Château du pendu que je n'aime pas beaucoup. 
C-F : Quelles sont les adaptations cinématographiques qui ont su sublimer l'œuvre romanesque ? 
C.C : Le cinéma ne transcende pas une œuvre, mais il parvient à donner l'illusion de la réalité. Quand tu lis un bouquin, et quel que soit le talent de l'auteur, tu n'as pas l'existence matérielle de la chose. Le cinéma, c'est un pas vers l'existence matérielle de l'acte dégueulasse.  
C-F : Mais le polar n'en arrive-t-il pas aujourd'hui par dévorer les autres genres ? 
C.C : Tout à fait ! Mais n'oubliez pas que dans les années 70, la science-fiction a eu son heure de gloire, alors que le polar se traînait. 
C-F : Sans oublier le fantastique 
C.C : Oui, mais c'est différent. C'est un genre plus dangereux, plus politique, plus malsain. C'est du trafic de drogues.  
C-F : C'est à dire…!? 
C.C : On nous dit que la réalité n'est pas ce que l'on croit. Le fantastique est toujours d'extrême-droite.  
C-F : N'y a-t-il pas une overdose de policiers à la télé ? 
C.C : La télé, c'est du préfabriqué. Il n'y a pas de remise en questions. C'est devenu une vaste opération d'abrutissement. Canal , de temps en temps, essaie de se sortir de l'atroce impasse, mais le goût des gens va à la facilité, à la drogue. L'intérêt dans les arts est pourtant d'amener les gens à une forme de lucidité. Quand Le Lay dit : "TF1 vend à coca du temps de cerveau humain", je trouve ça d'une franchise redoutable. Il y a pourtant une série que j'apprécie : New-York District sur 13ème rue Bon, sur TF1, ils appellent cela, New-York Police Judiciaire, alors qu'il n'y a pas de police judiciaire là-bas, mais ils ne peuvent pas s'en empêcher (rires).. 
C-F : Pourquoi donc les séries françaises sont-elles aussi médiocres, selon vous ? 
C.C :Parce que ce sont des séries à ego. Et franchement, certains acteurs n'en ont pas besoin…(rires). Les gens de télé n'ont pas compris que les bonnes séries américaines sont des séries à plusieurs. Ils veulent à imiter les US, avec les plans très rapides etc. Seulement, ils tournent au-dessus de leurs moyens. Leur objectif est de dépenser le moins possible pour arriver à un résultat "acceptable'…!  
 
 
 
GUERIF : LE GENRE IDEAL 
 
 
 
François Guérif, directeur de Rivages/Noir, revient dans cet entretien sur les raisons qui ont fait le succès de sa collection, sur ses auteurs fétiches, sur l'avenir du polar en France et ses errances passées…Rencontre avec un éditeur hors du commun.  
 
S'il est vrai que ce sont les écrivains qui font la littérature, il arrive aussi que des éditeurs parviennent intelligemment à dévier et à modifier le cours de son Histoire. François Guérif appartient à cette race-là. L'empreinte sur le roman noir de ce "passeur" considérable est indéniable et ne devrait pas s'effacer de sitôt.  
Après trois tentatives éditoriales plus ou moins avortées (mais non point infructueuses), il a en effet réussi à hisser la collection Rivages/Noir au niveau de la cultissime Série Noire de Gallimard. Un tour de force qui ne doit rien au hasard. Bien au contraire… 
C'est la juste récompense d'un travail cohérent et exigeant, et d'une philosophie fondée sur le respect envers le lecteur d'une part, mais surtout, envers les grands auteurs de polars, enfin considérés à leur juste valeur. L'inventeur en France de James Ellroy a su exhumer dans leur intégralité des chefs d'œuvre du passé, signés Goodis, Jim Thompson ou encore Charles Williams. Et ouvrir peu à peu sa collection à une nouvelle génération d'auteurs français, pleine de promesses….! Rencontre.
 
 
Centre-France : Qu'est)ce qui différencie fondamentalement le polar des autres genres littéraires ? 
François Guérif : "Le polar a toujours été un genre vivant. Quand j'ai commencé en 1978, il était dans le creux de la vague. On a souvent dit qu'il était mort et à chaque fois, il renaissait de ses cendres. Je crois que c'est le genre qui parle le mieux de la société dans laquelle on vit et des problèmes auxquels on doit faire face : de la mondialisation à la corruption politique etc.  
 
C-F : Vous parlez là du néo-polar…?! 
F.G : Pas seulement. Vous savez, le problème du néo-polar est qu'il s'est enfermé à un certain moment dans des stéréotypes. Je prendrai l'exemple du prochain livre de Daniel Woodrell, qui sortira en janvier. C'est l'histoire toute simple d'une fille qui part à la recherche d'un père disparu. D'un seul coup, à travers une histoire très poignante, il y a un commentaire sur la société. C'est le portrait de gens vivant dans des régions complètement reculées et qui nous sont inconnues. Ces personnes en sont encore à des mœurs presque moyenâgeuses, et vivent selon des lois internes. On retrouve une situation et des personnages universels, qui renvoient à une pauvreté, à des régions où il est dur de vivre, comme il en existe en France.  
 
C-F : Aujourd'hui, les collections "polar" pullulent. Est-ce un bienfait ou un effet pervers ?  
F.G : Tout d'abord, l'explosion des collections de ces dernières années n'est pas proportionnelle à l'explosion du lectorat. Il y a de la place pour tout le monde, mais certains de mes collègues, qui ne s'intéressaient pas auparavant au polar, se disent aujourd'hui que c'est un créneau porteur et font un peu n'importe quoi. C'est très malsain, car ça fait monter les enchères. Et le livre ne trouve pas toujours son lecteur, car celui-ci se trouve noyé par l'offre.  
 
CF: Peut-être, mais certaines maisons d'édition continuent de faire autorité…! 
F.G : Oui, d'ailleurs cette situation a plutôt tendance à me servir. Les libraires me disent souvent que devant cette multiplication des collections qu'ils ne connaissent pas, ils préfèrent aller vers ce qu'ils appellent "une valeur refuge".  
 
C-F : Rivages/Noir a également une identité visuelle forte. Pensez-vous que cela soit déterminant ? 
F.G : Complètement ! Et nous le devons à la directrice artistique, Jacqueline Giramand. Quand je suis arrivé chez Rivages après l'échec de trois collections chez PAC (Red Label), chez Fayard et au Fleuve Noir, j'ai d'abord été convaincu par la maquette. Quand les premiers romans sont sortis, l'identification a été immédiate.!<:i> 
 
C-F : L'objet-livre n'explique pas tout. Vous aviez dirigé trois autres collections auparavant. Pourquoi Rivages/Noir a-t-elle fonctionné et pas les autres ? 
F.G : Je me suis lancé dans l'histoire alors que le polar était moribond. Le discours ambiant des professionnels voulait que le roman policier soit mort. Pour preuve, la collection Un Mystère au Presse de la Cité était en fin de parcours, le Masque ne vendait plus que du Agatha Christie, la Série Noire était passée de huit volumes par mois à quatre etc. Pour beaucoup, le genre populaire, porteur d'avenir, était la science-fiction. Quant à moi, je trouvais que le polar était une littérature géniale, servie par de grandes collections qui, paradoxalement, ne traitaient pas les auteurs de polars comme des auteurs à part entière : les traductions étaient souvent tronquées, mal fichues etc.  
 
C-F : Quel a donc été le déclic pour que vous vous lanciez dans l'aventure ? 
F.G : Un jour, j'ai acheté une bibliographie d'auteurs américains et je me suis aperçu par hasard que bon nombre de grands écrivains n'avaient jamais été traduits : il manquait sept ou huit Goodis, vingt Thompson, ainsi que quelques Chandler et Hammett…La première chose à faire était donc de publier tous ces inédits… 
 
C-F : Mais alors, pour quelles raisons cette collection, Red Label, n'a-t-elle pas su se maintenir ? 
F-G : PAC était une petite maison d'édition assez mal gérée. Elle a donc fait faillite. Deux ans après, le polar était à nouveau dans le vent, notamment grâce aux critiques de Libé. À ce moment-là, Delacorta, qui venait de triompher avec Diva, a fondé la collection Fayard/Noir. L'idée était de publier des romans policiers modernes, un peu dans le style de Libération. J'ai donc proposé Red Label à Claude Durand, qui était très intéressé. Même si la collection a périclité, je tiens à signaler que le premier titre que j'ai publié chez Fayard, La lune dans le caniveau de Goodis, a été vendu à plus de 100 000 exemplaires, grâce notamment à l'adaptation qu'en avait fait Beineix pour le ciné ! Au bout de deux ans malheureusement, la collection s'est arrêtée, non pas à cause des ventes, mais parce que Jean-Claude Lattès, devenu directeur chez Hachette, en avait décidé ainsi : "Moi, le polar, je déteste ça, donc on n'en fait pas !" avait-il dit..  
 
C-F : Une décision sans appel…! 
F;G : Oui ! Et d'autant plus immorale que c'est lui qui a ensuite hérité par hasard du Da Vinci Code. . .! Je suis donc allé au Fleuve Noir, sur proposition de Patrick Siry, afin de diriger la collection Engrenages International. Ça a duré deux ans, là encore. Je suis néanmoins intimement persuadé que Fleuve Noir a raté un grand rendez-vous historique : ils avaient Frédéric Dard, une collection science-fiction, une autre de romans policiers, mais aussi Engrenages avec Siniac, Lebrun, Pagan etc. Cela pouvait devenir "La" maison de la littérature populaire.  
 
C-F : Et en 1986, on vous retrouve chez Rivages… 
F.G : Au départ, certains devaient se dire ; "il a déjà trois collections derrière lui, donc…". Seulement ici, il y avait l'objet, le catalogue, la beauté de la maquette…Peut-être aussi qu'avec le temps, le lecteur s'est aperçu que Jim Thompson, Charles Williams, Jonathan Latimer n'étaient pas des fonds de tiroirs…Bref, bien que l'accueil ait été satisfaisant, il fallait que la collection s'installe. Avec deux livres par mois, l'investissement est forcément à long terme. D'ailleurs, il était déjà vaguement question de repasser à un par mois… Et là, au n°27, miracle : James Ellroy ! On est en 1987, et d'un seul coup, un de mes auteurs devient un best-seller avec Lune sanglante (Blood on the moon)* 
 
C-F : Au départ, vous vous concentriez exclusivement sur les auteurs américains. Les Français ne vous intéressaient donc pas…!? 
F.G : Effectivement, il n'y a eu parmi les 100 premiers numéros qu'un seul Français, Hugues Pagan, que je considérais comme la vraie révélation d'Engrenages. Il m'a proposé Les Eaux mortes (n°17) et là, le refus du public a été clair. Ce n'était pas contre Pagan, mais le lectorat nous a bien fait comprendre qu'il fallait que l'on continue de faire ce que les autres ne faisaient pas.  
 
C-F : Pour le public, Rivages/Noir correspondait à la littérature noire étrangère… 
F.G : Oui, la collection était identifiée comme ça, alors je n'ai pas insisté. Et puis, il s'est produit toute une série de bouleversements : à la Série Noire Robert Soulat est parti à la retraite, remplacé par Raynal, Engrenages s'est arrêté, Le Masque ne publiait quasiment plus, la collection Sueurs Froides de Denoël, presque entièrement française, a disparu…Du coup, j'ai fini par publier des auteurs français…"Mes" auteurs français ! Cela dit, contrairement à tout ce que l'on a pu entendre ici ou là, Rivages/Noir n'était pas réservée aux Américains : l'Anglais Robin Cook ou l'Espagnol Paco Ignacio Taibo II sont parmi les premiers que nous ayons publiés…! 
 
C-F : Les auteurs français avaient donc bel et bien leur place chez vous…?! 
F.G Bien entendu ! Seulement, comme je l'avais fait précédemment avec Red Label, Fayard Noir et Engrenages International, ma première préoccupation a été de publier des gens dont certaines œuvres étaient passées au travers : Thompson, Charles Williams, Latimer, Hansen…! Des livres dont la Série Noire avaient déjà eu connaissance.... 
 
C-F : Des auteurs dépréciés en somme, dont vous avez su "revaloriser" l'œuvre… 
F.G : Disons qu'ils n'étaient pas traités comme de véritables auteurs. Vous n'imaginez pas Gallimard ne pas publier un Faulkner, quel qu'il soit…!? Le sort réservé jusque-là à Goodis ou encore à Thompson était bien différent. Prenez Donald Westlake par exemple : je l'ai récupéré car les traductions étaient ahurissantes…Il manquait à chaque fois 50 pages !` 
 
C-F : Depuis ses débuts en 86, Rivages/Noir a su intégrer peu à peu les auteurs de polars français à sa collection…  
F.G : Benotman, André Allemand, Pagan, Oppel, Siniac Dominique Manotti, Derey, Demure, Manchette, Jaouen, Benacquista etc. En effet, il y en a désormais un certain nombre. Et parmi eux des auteurs très originaux, très particuliers, tels que Tobie Nathan, Claude Amoz ou encore Gianni Pirozzi et son excellent Hôtel Europa.  
 
C-F : Quelle est la proportion ? 
F.G : Je publie quatre Rivages/Noir par mois, parmi lesquels un Français. Et de temps en temps, il y a aussi de grands formats de Manotti, Oppel, Dessaint etc.  
 
C-F : La nouvelle génération d'auteurs en France a-t-elle sa patte, son identité propre ?  
F.G : Absolument ! Il y a eu le post-Manchette qui ne satisfaisait pas Manchette lui-même. Il l'a bien expliqué dans ses Chroniques, qui est, il me semble, son livre le plus important. Les gens croyaient le suivre en mettant de la contestation politique dans leur bouquin. Ils estimaient alors avoir fait leur boulot. Or, pour Manchette, et c'est là tout le sens notamment de sa diatribe contre Fajardie, la révolution commençait par la page blanche, par l'écriture. Je crois qu'il a jeté un peu d'ombre sur la génération qui l'a immédiatement succédé. Puis sont arrivés les Dessaint, Oppel et consorts qui avaient compris l'héritage de Manchette, l'avaient assimilé et dans le même temps, s'en étaient affranchis. Pagan, par exemple, me paraît très important. C'est un des meilleurs stylistes.  
 
C-F : Vous concédez beaucoup d'importance au style. N'est-ce pas là l'écueil principal auquel vous êtes le plus souvent confronté en tant qu'éditeur ? 
F.G : Oui et non, car je n'ai jamais eu aucun mal à refuser un manuscrit mal écrit. N'ayant pas de comité de lecture, j'assume enti§rement le choix final. J'ai d'ailleurs tendance à dire que j'ai fait ma carrière en publiant les livres qui avaient été refusés par les autres… 
 
C-F : Quel est le profil des jeunes auteurs qui vous envoient leur manuscrit ?  
F.G : Certains sont étonnés de se voir refuser leur manuscrit, considérant sans doute que l'exigence n'est pas la même lorsqu'il s'agit d'un polar…! Il en est d'autres qui écrivent bien, mais qui revisitent des lieux tellement communs que le livre vous tombe un peu des mains…Et puis, parfois, il y a des fulgurances comme chez Abdel-Hafed Benotman et ses Forcenés. C'est absolument stupéfiant. Il y a une force là-dedans, une nature, une puissance. Dans ce métier, on peut tomber sur un auteur que l'on ne connaît ni d'Eve ni d'Adam et en quelques minutes, on est émerveillé. C'est ce qui m'est arrivé avec Tobie Nathan. J'ignorais totalement qui il était (ndlr : professeur d'ethnopsychiatrie). Un jour, je l'ai reçu (il m'a d'ailleurs trouvé "glacial" !) et m'a donné Saraka bô. C'était tout simplement incroyable…!  
 
C-F : Quel regard portez-vous sur les écrivains qui cèdent aux sirènes de la télé ?  
F.G : Vous savez, c'est difficile de vivre de sa plume. À l'époque, Manchette a surtout vécu des adaptations cinématographiques. Tant et si bien que beaucoup d'écrivains se sont tournés vers la télévision, en se disant : " je vais faire ça deux ou trois ans, histoire de renflouer les caisses, de faire bouillir la marmite et je reviendrai au roman…". Mais évidemment, tout cela est illusoire. Le meilleur exemple, vous l'avez avec Tito Topin (ndlr : scénariste de Navarro) qui s'était fait remarquer par des livres assez cinglants. Seulement, on dira ce qu'on voudra, le travail à la télé est un peu débilitant…À l'inverse du cinéma qui, aujourd'hui, est à la recherche de tous ces auteurs. J'ai le sentiment qu'il y a là une reconnaissance de l'écrivain de polar, qui n'est plus seulement un "polardeux".  
 
C-F : Comment voyez-vous l'avenir du genre en France ? 
F.G : Je suis confiant. Dans le passé, j'ai connu des auteurs comme Siniac qui pensaient véritablement avoir une œuvre à produire. D'autres, en revanche, essayaient de trousser de bons polars, mais sans réelle vocation Au Fleuve Noir, certains avaient passé un contrat et devaient remettre huit livres par an. Peu importe le sujet. Peu importe le livre. Il en fallait huit…! Je trouve que les jeunes auteurs aujourd'hui ont une vraie exigence. Ils s'investissent complètement. Et c'est pour cela que j'ai toujours considéré que Le Poulpe était une mauvaise action. D'abord, la littérature de gare n'existe plus, et l'on ne pond pas un petit Poulpe pour rigoler, pour faire le snob dans Paris…L'écriture est une affaire sérieuse. Je crois que le polar est enfin sorti du ghetto, car les auteurs le revendiquent, y croit et s'y investissent.  
 
 

(c) mikaël herviaux - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 20.10.2007
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