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Goya
Article paru le 02/03/2006 dans l'hebdo luxembourgeois Le Jeudi
GOYA, PRECURSEUR DE L'ART MODERNE
Peu connues du grand public et souvent ignorées des amateurs d'art, les fresques de L''Ermitage San Antonio de la Florida situé dans les environs de Madrid, préfigurent déjà les grands mouvements de la peinture moderne. Un chef d'oeuvre signé Goya.
Madrid -. Qu'on se le dise, la capitale espagnole a sa Sixtine ! Comme à Rome, on peut se tordre le cou, le nez pointé vers la coupole, et admirer les fresques admirables d'un autre génie de la peinture : Francisco de Goya y Lucientes (1746 - 1828). Aussi inconcevable que cela puisse paraître, il semble néanmoins que Les Caprices et surtout les Peintures Noires du peintre aragonais aient damé le pion à cet autre chef d'oeuvre, au point de l'éclipser presque totalement. Et pourtant, les fresques de l'Ermitage San Antonio de La Florida (1798) constituent, sans l'ombre d'un doute, un moment clé dans l'Histoire de l'Art. Celui que l'on peut considérer comme l'un des grands précurseurs de l'Art Moderne amorce ici un virage décisif dans son oeuvre, et laisse entrevoir les signes avant-coureurs d'un art enfin débarrassé de tout académisme. Un art libéré du corset par trop rigide des conventions esthétiques ! La situation géographique de cette petite chapelle n'est peut-être pas étrangère à ce désintérêt relatif. Situé un peu en marge du casco antiguo de Madrid et de son dédale de rues ombragées, l'Ermitage San Antonio de la Florida se mérite. Il faut en effet sortir des sentiers mille fois battus du centre-ville et rejoindre vers le Sud les rives calmes et gorgées de soleil du Manzanares. On découvre alors, comme une vision hallucinatoire, deux petites chapelles austères de style néoclassique, installées là, flanc à flanc, comme des soeurs jumelles. De ces deux chapelles coiffées d'une coupole à lanterne, l'Ermitage San Antonio est la plus ancienne puisqu'elle fut construite, sous l'ordre de Charles IV, en 1792 et 1798 par l'architecte italien Filippo Fontana. L'autre n'étant qu'une réplique assez moderne destinée essentiellement au culte afin de protéger les fresques longtemps endommagées par la fumée des cierges et de l'encens.
Quand en 1798, Charles IV lui commande la décoration de cette chapelle royale, Goya est alors au faîte de sa gloire, courtisé de toutes parts. À 52 ans, il est le peintre officiel du roi et l'artiste le plus prestigieux de son époque. Sa santé, néanmoins, est défaillante. La maladie l'a laissé complètement sourd quelques années plus tôt. Difficile de dire si le sujet du Miracle de Saint Antoine lui a été imposé, voire même inspiré. Une chose est sûre : Francisco de Goya a joui d'une totale liberté. Faisant fi des conventions, il dépeint le Miracle comme s'il s'agissait d'une scène populaire et le place dans la coupole, d'ordinaire réservée aux visions célestes. On y voit Saint-Antoine de Padoue, debout sur un rocher, qui ressuscite un mort afin que celui-ci puisse innocenter son père. Tout autour, une foule bigarrée et remuante, placée derrière une balustrade en trompe l'oeil, assiste au mystère de la résurrection : des gueux, des femmes élégantes, des gamins des rues, des jeunes hommes endimanchés...Mais aussi quelques personnages lugubres dont le visage brossé en larges touches sombres et vigoureuses annoncent déjà très clairement, dans le modelé, les Pinturas Negras. Cette scène vivante, et pour tout dire théâtral, était alors d'une extrême contemporanéité. Il faut imaginer les Madrilènes de cette époque devant ces fresques d'inspiration à la fois religieuse et profane. Ces majas caquetant entre elles, ce môme va-nu-pieds enjambant la rambarde, ce clochard édenté d'une terrifiante humanité etc faisaient entièrement partie de leur paysage immédiat. Autant dire que l'identification était instantanée. Déjà, on note ce mélange de 'transcendance et de naturel'" dont parlera plus tard Baudelaire pour évoquer les sombres visions du peintre. Finalement, Goya convoque ici la nature humaine, dans toute sa diversité, en lui donnant les traits de ses contemporains ! Un choix thématique d'autant plus judicieux que San Antonio de La Florida était un temple "populaire" dédié au patron des jeunes filles en quête de prétendants... Outre la scène centrale qui orne la coupole et hypnotise les regards, il convient de ne pas ignorer, sur les voûtes, la présence de ces "anges-femmes" d'une incroyable sensualité. Des anges au teint rosé et au modelé délicat, sans doute inspirés des courtisanes que fréquentait le peintre.
Quatre mois seulement ont suffi à Goya pour réaliser les fresques de cette chapelle. Cette technique demande, il est vrai, une grande rapidité d'exécution puisqu'il s'agit de peindre sur le mortier humide en prenant bien soin au préalable de tracer les contours des figures à l'aide de cartons percés pour enfin appliquer la couleur. Néanmoins, au vu du tracé originel et des ébauches préparatoires, on s'aperçoit que le peintre en a fait une adaptation libre, n'hésitant pas à travailler en détrempe sur le mortier pourtant séché. Une audace technique qui vient s'ajouter aux effets visuels provoqués par l'association de grandes plages de couleurs étincelantes et de petites touches isolées Bref, devant l'impression d'ensemble laissée par ces fresques où le doux chromatisme gris bleu tranche avec des ocres vifs, il semble que le peintre aragonais soit parvenu à une sorte de synthèse plus ou moins inconsciente de son oeuvre toute entière. Ces scènes populaires, festives et "lumineuses", situées en pleine nature, renvoient en effet à ses peintures de jeunesse, tandis que le modelé de certains personnages "fuyants", laissent deviner déjà l'horreur humaine qui éclatera bientôt dans les toiles fabuleuses du Colosse et du Saturne cannibale. Toutefois, l'Ermitage San Antonio de la Florida n'annonce pas seulement l'oeuvre à venir du peintre espagnol mais bien tout un siècle de création. Ces figures ébauchées aux petites touches séparées inspireront bien plus tard Manet et par ricochet, le mouvement impressionniste. Tout comme, ces visages distordus, geignards, ouvriront la voie à l'Expressionnisme. Sans parler du caractère "réaliste" de l'oeuvre dans le choix ig-noble d'une scène profane venant se loger dans la coupole sacrée. Finalement, avec cette chapelle, le 19ème siècle artistique vient de prendre racine dans un formidable terreau de liberté créatrice. Place au "caprice et à l'invention", tant loués par Goya pour leur incommensurabilité. Un Goya qui repose désormais, depuis 1928, dans un tombeau placé devant le maître-autel de l'Ermitage. Sous la coupole exactement ! Info : Après trois années de travaux qui se sont achevés en avril 2005, les fresques de la Chapelle sont aujourd'hui entièrement restaurées.
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